Grumpy Cat
07-30-2010, 02:44 AM
Il est facile de constater, en regardant autour de nous, qu’il est encore de bon ton d’exprimer une « fierté » d’être acadien ou acadienne en 2010. Mais jusqu’où a-t-on encore raison de le faire? Où plutôt, a-t-on raison de le faire de la façon qu’on le fait? Les manifestations de nationalisme acadien du début du 21ième siècle ont-elles la même légitimité que celles d’il y a 50 ou 100 ans? Combattent-elles les mêmes maux? Redressent-elles les mêmes tords? Doivent-elles garder les mêmes formes?
UNE DOMINATION RÉELLE DANS LE PASSÉ
Peu de jeunes aujourd’hui peuvent apprécier le montant de violence symbolique que subissaient les Acadiens de la part de la majorité anglaise jusqu’aux années soixante. Des parents disant à leurs enfants de ne pas parler français dans des lieux publics, des jeunes se faisant harceler ou expulser de magasins pour s’être exprimer dans leur langue, la discrimination en matière d’emploi, les « God save the Queen » à toutes les sauces ; aucun d’entre nous n’a connu ça.
André Laurendeau, l’intellectuel et journaliste québécois qui a co-présidé la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalime, a été frappé par cette forte violence symbolique lorsqu’il est venu écouter la population des Maritimes au milieu des années ’60 :
(Laurendeau) doit souvent constater que les Acadiens sont, en public, et a fortiori au contact d’un public anglophone, très peu loquaces (…) au sujet des difficultés quotidiennes qu’ils endurent, difficultés liées à la vie en français. Dans le meilleur des cas, ils entament un témoignage, puis s’interrompent, persuadés qu’ils dépassent les bornes, persuadés qu’ils vont sortir du périmètre qui leur est alloué et auquel ils sont circonscrits. (…) Ce que Laurendeau parvient à percevoir peu à peu, c’est la prégnance d’une peur encore physique (…) En comité restreint, après les rencontres, de petits groupes viennent pourtant confier leurs impressions : « Ici, nous ne pouvons pas parler. » ou encore : « Si nous disions ce que nous avons sur le coeur, on nous chasserait de la salle » (…) Laurendeau a l’impression que l’intériorisation de cette contrainte modèle très profondément la structure de leur personnalité.
Laurendeau, comme d’autres observateurs de la période, en conclue que « le malaise acadien » est lié au rapport contemporain des Acadiens à leur langue, à la majorité anglophone et au pouvoir. En d’autres mots, la timidité acadienne n’est pas seulement le résultat de violences et de terreurs passées, mais d’« une structure d’oppression (… qui) perdure ». Le malaise acadien de la période « n’a pas grand chose à voir avec l’angoisse de voir une langue disparaître, ou (avec) la question de la pérennité d’une culture (interrogations peu réconfortantes par ailleurs…). Les Acadiens se demandent s’ils ont le droit, au présent, d’exister » .
UNE RECONNAISSANCE DU CHEMIN PARCOURU?
Cette distinction entre (a) l’angoisse de voir une langue ou une culture disparaître et (b) le profond malaise de ne pas savoir si on a le droit d’exister me semble essentielle et féconde pour quiconque veut s’interroger sur les justifications philosophiques de la « fierté nationale » et des actions de type nationaliste. Par ailleurs, je pense que cette distinction peut aider à comprendre les différences entre la situation prévalant en Nouvelle-Écosse durant les années ‘60 – ’70 et celle d’aujourd’hui. De façon plus générale, j’ai l’impression qu’elle peut aider à penser l’Acadie contemporaine différemment à un moment où le discours sur l’Acadie me semble très consensuel et un brin complaisant.
Commençons par commenter cette distinction. Premièrement, notons que la disparition d’une langue – qui peut être le résultat de nombreux facteurs – n’implique pas nécessairement l’usage de violence symbolique à l’endroit des locuteurs de cette langue, pendant que le refus du droit d’exister est, en soi, un acte de violence. Deuxièmement, la disparition d’une langue est quelque chose ayant lieu à l’extérieur de la personne (même si l’événement peut être vécu comme une perte), pendant que le refus du droit d’exister (même s’il se base sur un critère collectif) est ressenti directement au plus profond de l’intimité de la personne. La première situation peut engendrer des crises identitaires liées à l’appartenance collective (qui suis-je si les Acadiens n’existent plus en tant que groupe?), pendant que la deuxième mène à la crise existentielle personnelle (pourquoi n’ai-je pas comme les autres le droit de vivre?). Finalement – soyons francs – si une langue disparaît d’un coin ou d’un autre de la Terre, cela ne brime pas en soi les droits ou les intérêts de quelque individu que ce soit, pendant que le refus du droit d’exister brime en soi toutes les libertés fondamentales (d’expression, de pensée, à la sécurité, etc…).
Mais revenons à l’Acadie et à sa situation concrète. La première angoisse – concernant la disparition de la langue – demeure d’actualité, car la question de l’assimilation demeure, malgré certains revirements démographiques. Mais le droit de cité, le droit d’exister, a largement, voire incontestablement été gagné et reconnu. La violence symbolique de la majorité, sur le plan linguistique, a été réduite à presque rien, c’est-à-dire à des résidus (qui sont tout de même pernicieux) et à quelques soubresauts d’arrière-garde dont la majorité anglophone s’empresse chaque fois de se distinguer.
La question qui demeure (et qui est rarement posée dans l’Acadie contemporaine) est la suivante : les expressions de nationalisme (ou même de « fierté » culturelle) sont-elles encore (aussi) légitimes à partir du moment que le groupe ethno-linguistique ne subit plus une violence symbolique chronique ou institutionnalisée de la part de la majorité? Affirmer la valeur de la nation en 1968 – en face du maire Stanfield et d’un groupe dominant plein de préjugés et de mauvaise volonté, en face aussi d’une population francophone qui avait alors une bien basse estime de soi – est-ce le même combat que la lutte actuelle, menée surtout contre des tendances démographiques anonymes? Car j’ai l’impression que, de nos jours, peu de gens se sentent dénigrés pour la simple raison qu’ils sont francophones. Ou du moins, les petits dénigrements qui demeurent sont compensés par une valorisation croissante (depuis les années 1970) de la connaissance du français.
Dans le contexte actuel, les individus francophones qui, lentement, tranquillement, effectuent un transfert linguistique vers l’anglais (Ou « se font assimiler » - mais est-ce aussi passif? Ou « choisissent l’anglais » - mais est-ce aussi conscient?) ne le font plus pour « devenir quelqu’un » (d’important, de légitime, etc.), pour éviter des persécutions ou pour assurer une meilleure vie pour eux-mêmes ou leur famille. La vérité – inconfortable pour plusieurs – est que ces individus (ce 8% « perdu » de chaque génération) font le transfert en bonne partie par sensibilité personnelle, par goût. La réalité est donc que les « transferts linguistiques » sont le résultat de multiples choix délibérés faits en toute connaissance de cause, sur une longue période de temps, par des individus qui ne sont pas – ou certainement pas nécessairement – « aliénés », n’en déplaise aux esprits nationalistes. En fait, plusieurs de ces individus sont sûrement aussi aptes que ceux qui sont demeurés dans le berceau francophone à devenir des êtres humains épanouis, en santé, sensibles à la beauté de l’art, ouverts sur le monde, etc, etc.
À vrai dire, la principale violence symbolique à laquelle « nos acadiens » (comme disaient les membres de l’élite patentarde des années ’50) font face maintenant est celle provenant des milieux francophones « professionnels », de classe moyenne ou supérieure, qui traitent souvent des grandes parties de la population de « chiacs » manquant de « savoir parler » ou « d’assimilés » et de traîtres à la communauté, tout en les menaçant d’exclusion de l’identité acadienne. Ou à d’autres moments, certains vont sous-entendre qu’on n’est pas des « vrais » ou des « bons » acadiens si on ne se comporte pas comme ci ou comme ça (« Quoi, tu n’insistes pas à tout prix, en tous lieux et à tous temps pour te faire servir en français!?! Quoi, ta nouvelle maison n’est pas à Dieppe? », etc.). Ou alors on insinue que telle ou telle musique, faite en tout ou en partie par des Acadiens ou Acadiennes, en français, en anglais ou en d’autres langues, n’est pas « vraiment » acadienne.
Moi, j’ai l’impression que s’il y a quelque chose qui pousse les jeunes à ne pas adhérer au projet acadien, c’est bien ce genre d’attitudes (et non pas les Anglais!). La « libération » des individus acadiens de la domination anglophone est chose faite. Mais peut-on en dire autant quand à leur libération de l’idéologie nationale « bien pensante »? Bref, le portrait s’est complexifié, depuis les années 60. Il est devenu difficile, forcé et peu crédible de simplement parler d’oppression d’une minorité linguistique par une majorité.
Mais a-t-on reconnu ces changements chez les « définisseurs » de l’identité acadienne (médias, associations, etc.)? A-t-on jamais admis que l’on ne nous fait plus violence comme auparavant? A-t-on admis que les revendications au nom de la nation ne sont plus basées sur les mêmes principes que celles d’il y a quarante ans ou cent ans? Qu’elles ne confrontent plus les mêmes enjeux et qu’une certaine justice historique a été faite? Admet-on jamais que la communauté linguistique elle-même se montre parfois étouffante, opprimante envers plusieurs de ceux qui la composent? Reconnaît-on, finalement, que nos célébrations et nos commémorations nationales perpétuelles et notre agitation constante du drapeau sont peut-être même une sorte de violence faite envers nos voisins? Sinon violence, du moins une exclusion?
Non seulement ces question sont-elle peu ou pas posées dans l’Acadie contemporaine, mais elles sont – j’ai la nette impression – quelque peu taboues. Pourtant, elles sont importantes.
D’UNE NATION-CONTRAINTE À UNE NATION-PROJET?
« Nous sommes spéciaux ; plus spéciaux que vous ; nous étions ici les premiers (enfin les deuxièmes); de graves injustices nous ont été faites ; nous crions notre spécificité et notre irréductibilité! » : tel est le sous-texte de nos célébrations sans fin. Ces célébrations, pendant lesquelles tous « les nôtres » sont conviés à « fêter » pour prouver leur fidélité, ne sont-elles pas comme d’énormes prises de présences analogues à celles qu’on ferait avant le départ d’un autobus? On compte les têtes de tous les Acadien.ne.s qui se considèrent encore comme tel pour se rassurer mutuellement, pour s’assurer qu’on n’est pas seuls dans ce monde considéré comme trop grand et trop chaotique.
Ce ralliement constant autour d’origines communes et ces définitions étroites de l’acadianité, bien que pas bien méchants en soi, entraînent des effets pervers et non-désirables.
Premièrement : on bloque sur l’identité. Et comme disais Albert Dugas : « Quand on bloque sur l’identité, on bloque sur tout. » Ce focus constant, cette énergie dépensée sur l’identité est volée à d’autres intérêts, à d’autres besoins, à d’autres projets qu’on pourrait entreprendre, soit collectivement, soit individuellement. Et c’est d’autant plus dommage d’investir autant dans l’identité quand cette identité est de plus en plus vidée de sens, quand les ralliements de fierté nationale sont souvent des événements plutôt commerciaux, vendables aux touristes estivaux, qui ont été vidés de toute substance et de toute profondeur.
Deuxièmement, nos modes actuels d’affirmation nationale – basés sur la généalogie et le sang, sur la « fête », sur une musique pseudo-traditionnelle (en fait du « light trad party mix »), sur une insistance constante sur notre « ténacité historique » et sur une manière de penser plus ou moins obligatoire – ne rendent-ils pas plus difficile l’identification à la communauté francophone pour plusieurs personnes? Que ce soit ces jeunes, ou ces Francophones venus d’ailleurs mais vivant parmi nous ou, encore d’avantage, les Anglophones et les immigrants? Cette tendance à toujours se féliciter n’empêche-t-elle pas l’ouverture des francophones vers l’Autre et l’incorporation d’Autres dans nos communautés? (D’autant plus qu’il me semble que depuis quelques années, le discours que l’on porte sur nous-même, comme communauté, est de plus en plus satisfait et complaisant, pendant que celui porté sur nos voisins – surtout les anglophones – devient presque méprisant.)
Bref, ne serait-il pas grand temps de passer à autre chose? Ne serait-il pas temps que l’Acadie cesse de se contenter d’être communauté et tente de faire société? Car l’individu moderne – et il s’en compte de plus en plus an Acadie – veut vivre en société. Il veut avoir accès et droit à toute la diversité du monde, à tous ses savoirs, à tous ses modes de vie et intérêts. Il ne veut pas être réduit à une identité toute faite, bi-dimensionnelle ou se complaire dans un cocon collectif.
Les masses, en Acadie – et surtout les jeunes – sont déjà en train de passer à autre chose. Et si l’identité acadienne continuait à s’agencer aussi mal avec la complexité et la diversité du monde actuel, il est mon opinion qu’ils choisiront de simplement s’en passer. On se retrouverait alors avec une classe professionnelle francophone (travaillant à Radio-Canada, à l’Université, dans quelques ministères fédéraux, dans certains cercles du secteur privé et dans les écoles) sans base démographique.
Heureusement, ce scénario n’est pas obligatoire. Car il peut y avoir d’autres manières d’arriver à l’épanouissement et à la perpétuation d’une communauté francophone vibrante au Nouvelle-Écosse, des manières moins lourdes et moins contraignantes, plus respectueuses de l’individualité de chacun et chacune.
Cet autre moyen, c’est – tout simplement – de vivre pleinement. On a beaucoup d’acquis, et on a à remercier les générations antérieures pour ça, tant les « boomers » que les « patenteux » que les nationalistes de la première heure. Maintenant il faut se servir de ces acquis, et vivre, vivre tellement fort, tellement libres que d’autres voudront se joindre à nous, que la force d’attraction de l’Acadie lui permette de se perpétuer.
Il faut réaliser qu’on vit dans une société intéressante, et que par conséquent d’autres peuvent vouloir se joindre à nous. Puis leur faire une place. Il faut réaliser que l’assimilation et les migrations peuvent aller dans les deux directions. Il est impossible de faire en sorte qu’AUCUN jeune acadien ne se tourne vers l’anglais ; c’est le droit de chacun de faire sa vie ; tous peuvent suivre leurs coeurs. Mais on PEUT faire ce qu’il faut pour que des jeunes anglophones veuillent participer à la sphère acadienne, puis les y accueillir. Il est impossible, aussi, de faire en sorte qu’AUCUN jeune ne parte vers d’autres lieux (d’ailleurs, est-ce que ce serait une bonne idée?); mais on PEUT laisser de la place, de la vraie place, aux quelques immigrants qui ont suivi leurs coeurs jusqu’ici, et en encourager d’autres à venir aussi.
Moi, je pense qu’il n’y aucune raison pourquoi on ne pourrait pas viser un « double déficit zéro » d’ici 15-20 ans. Avoir autant de transferts linguistiques vers le français que l’inverse ; avoir autant d’immigrants que d’émigrants. Non seulement cela assurerait-il la perpétuation d’une société acadiano-francophone d’ici, mais ça provoquerait aussi un enrichissement substantiel de cette société. Mais pour arriver à ce point, il faut avoir une réelle confiance en nous. Une « fierté » simpliste et aggressante ne fera pas l’affaire.
Cette nouvelle approche, qui, il me semble, correspond plus à l’état d’esprit des jeunes (qui sont très attachés à leur liberté et à leur droit de se développer selon leurs intérêts), n’implique pas qu’on change tout complètement. Elle peut s’accorder assez facilement à plusieurs projets et préoccupations actuels des organisations nationales (projets pour assurer une meilleure diffusion des produits culturels en français, sensibiliser les commerces sur les questions d’affichage, promotion de l’école française, etc.).
À ces projets existants, on pourrait en ajouter d’autres, inspirés de ce nouveau type de confiance qui, je pense, est en train d’émerger chez les jeunes. (Par exemple, l’Université de Moncton fait-elle autant de promotion qu’elle le pourrait vis-à-vis les diplômés en immersion de la région?)
Mais en fin de compte, l’essence de cette nouvelle approche est un changement d’attitude, un travail à faire au niveau des mentalités. Si on est vraiment fiers de qui on est, on ne devrait pas sentir le besoin de le crier sur tous les toits, ou de dire aux gens comment penser. On peut simplement vivre.
Et surtout, il faut se rendre compte que nos actions collectives visant une certaine françisation du milieu ne change pas le fait qu’on n’a pas le droit, collectivement, de juger les parcours et les choix des individus. Pas en 2005. Pas quand ces choix ne sont plus dictés par la peur, l’oppression ou la violence symbolique. Il est temps de se défaire de ce paternalisme. Le temps où il était nécessaire – s’il a jamais existé – est passé. Dans l’environnement plutôt tolérant des années 2000, le travail sur les mentalités, en matière de langue, doit respecter certaines limites éthiques. Quelles sont ces limites? J’avancerais, simplement, que si on a le droit d’utiliser le miel, le vinaigre doit être strictement proscrit. Les « il faut » n’ont plus de place (si jamais ils en ont eu). Même les « il faudrait » devraient être bannis. Car c’est le sentiment de lourdeur, de devoir qui accompagne si souvent les discours sur l’Acadie qui vont, à terme, empêcher un nombre important de gens à s’attacher à elle.
On ne peut pas convaincre les gens à demeurer francophones par coercition. On n’a pas le droit de juger leurs parcours personnels. Poursuivre avec de telles remontrances ne fera que confirmer une impression déjà ressentie par plusieurs : que l’Acadie devient un ghetto, une scène minuscule dont les valeurs sont définies par une clique. Mais on peut être plus invitants, plus accueillants, et inviter d’autres à participer à notre communauté. Le temps de l’Acadie-contrainte doit se terminer. Il est temps pour l’Acadie de tenter de faire société.
UNE DOMINATION RÉELLE DANS LE PASSÉ
Peu de jeunes aujourd’hui peuvent apprécier le montant de violence symbolique que subissaient les Acadiens de la part de la majorité anglaise jusqu’aux années soixante. Des parents disant à leurs enfants de ne pas parler français dans des lieux publics, des jeunes se faisant harceler ou expulser de magasins pour s’être exprimer dans leur langue, la discrimination en matière d’emploi, les « God save the Queen » à toutes les sauces ; aucun d’entre nous n’a connu ça.
André Laurendeau, l’intellectuel et journaliste québécois qui a co-présidé la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalime, a été frappé par cette forte violence symbolique lorsqu’il est venu écouter la population des Maritimes au milieu des années ’60 :
(Laurendeau) doit souvent constater que les Acadiens sont, en public, et a fortiori au contact d’un public anglophone, très peu loquaces (…) au sujet des difficultés quotidiennes qu’ils endurent, difficultés liées à la vie en français. Dans le meilleur des cas, ils entament un témoignage, puis s’interrompent, persuadés qu’ils dépassent les bornes, persuadés qu’ils vont sortir du périmètre qui leur est alloué et auquel ils sont circonscrits. (…) Ce que Laurendeau parvient à percevoir peu à peu, c’est la prégnance d’une peur encore physique (…) En comité restreint, après les rencontres, de petits groupes viennent pourtant confier leurs impressions : « Ici, nous ne pouvons pas parler. » ou encore : « Si nous disions ce que nous avons sur le coeur, on nous chasserait de la salle » (…) Laurendeau a l’impression que l’intériorisation de cette contrainte modèle très profondément la structure de leur personnalité.
Laurendeau, comme d’autres observateurs de la période, en conclue que « le malaise acadien » est lié au rapport contemporain des Acadiens à leur langue, à la majorité anglophone et au pouvoir. En d’autres mots, la timidité acadienne n’est pas seulement le résultat de violences et de terreurs passées, mais d’« une structure d’oppression (… qui) perdure ». Le malaise acadien de la période « n’a pas grand chose à voir avec l’angoisse de voir une langue disparaître, ou (avec) la question de la pérennité d’une culture (interrogations peu réconfortantes par ailleurs…). Les Acadiens se demandent s’ils ont le droit, au présent, d’exister » .
UNE RECONNAISSANCE DU CHEMIN PARCOURU?
Cette distinction entre (a) l’angoisse de voir une langue ou une culture disparaître et (b) le profond malaise de ne pas savoir si on a le droit d’exister me semble essentielle et féconde pour quiconque veut s’interroger sur les justifications philosophiques de la « fierté nationale » et des actions de type nationaliste. Par ailleurs, je pense que cette distinction peut aider à comprendre les différences entre la situation prévalant en Nouvelle-Écosse durant les années ‘60 – ’70 et celle d’aujourd’hui. De façon plus générale, j’ai l’impression qu’elle peut aider à penser l’Acadie contemporaine différemment à un moment où le discours sur l’Acadie me semble très consensuel et un brin complaisant.
Commençons par commenter cette distinction. Premièrement, notons que la disparition d’une langue – qui peut être le résultat de nombreux facteurs – n’implique pas nécessairement l’usage de violence symbolique à l’endroit des locuteurs de cette langue, pendant que le refus du droit d’exister est, en soi, un acte de violence. Deuxièmement, la disparition d’une langue est quelque chose ayant lieu à l’extérieur de la personne (même si l’événement peut être vécu comme une perte), pendant que le refus du droit d’exister (même s’il se base sur un critère collectif) est ressenti directement au plus profond de l’intimité de la personne. La première situation peut engendrer des crises identitaires liées à l’appartenance collective (qui suis-je si les Acadiens n’existent plus en tant que groupe?), pendant que la deuxième mène à la crise existentielle personnelle (pourquoi n’ai-je pas comme les autres le droit de vivre?). Finalement – soyons francs – si une langue disparaît d’un coin ou d’un autre de la Terre, cela ne brime pas en soi les droits ou les intérêts de quelque individu que ce soit, pendant que le refus du droit d’exister brime en soi toutes les libertés fondamentales (d’expression, de pensée, à la sécurité, etc…).
Mais revenons à l’Acadie et à sa situation concrète. La première angoisse – concernant la disparition de la langue – demeure d’actualité, car la question de l’assimilation demeure, malgré certains revirements démographiques. Mais le droit de cité, le droit d’exister, a largement, voire incontestablement été gagné et reconnu. La violence symbolique de la majorité, sur le plan linguistique, a été réduite à presque rien, c’est-à-dire à des résidus (qui sont tout de même pernicieux) et à quelques soubresauts d’arrière-garde dont la majorité anglophone s’empresse chaque fois de se distinguer.
La question qui demeure (et qui est rarement posée dans l’Acadie contemporaine) est la suivante : les expressions de nationalisme (ou même de « fierté » culturelle) sont-elles encore (aussi) légitimes à partir du moment que le groupe ethno-linguistique ne subit plus une violence symbolique chronique ou institutionnalisée de la part de la majorité? Affirmer la valeur de la nation en 1968 – en face du maire Stanfield et d’un groupe dominant plein de préjugés et de mauvaise volonté, en face aussi d’une population francophone qui avait alors une bien basse estime de soi – est-ce le même combat que la lutte actuelle, menée surtout contre des tendances démographiques anonymes? Car j’ai l’impression que, de nos jours, peu de gens se sentent dénigrés pour la simple raison qu’ils sont francophones. Ou du moins, les petits dénigrements qui demeurent sont compensés par une valorisation croissante (depuis les années 1970) de la connaissance du français.
Dans le contexte actuel, les individus francophones qui, lentement, tranquillement, effectuent un transfert linguistique vers l’anglais (Ou « se font assimiler » - mais est-ce aussi passif? Ou « choisissent l’anglais » - mais est-ce aussi conscient?) ne le font plus pour « devenir quelqu’un » (d’important, de légitime, etc.), pour éviter des persécutions ou pour assurer une meilleure vie pour eux-mêmes ou leur famille. La vérité – inconfortable pour plusieurs – est que ces individus (ce 8% « perdu » de chaque génération) font le transfert en bonne partie par sensibilité personnelle, par goût. La réalité est donc que les « transferts linguistiques » sont le résultat de multiples choix délibérés faits en toute connaissance de cause, sur une longue période de temps, par des individus qui ne sont pas – ou certainement pas nécessairement – « aliénés », n’en déplaise aux esprits nationalistes. En fait, plusieurs de ces individus sont sûrement aussi aptes que ceux qui sont demeurés dans le berceau francophone à devenir des êtres humains épanouis, en santé, sensibles à la beauté de l’art, ouverts sur le monde, etc, etc.
À vrai dire, la principale violence symbolique à laquelle « nos acadiens » (comme disaient les membres de l’élite patentarde des années ’50) font face maintenant est celle provenant des milieux francophones « professionnels », de classe moyenne ou supérieure, qui traitent souvent des grandes parties de la population de « chiacs » manquant de « savoir parler » ou « d’assimilés » et de traîtres à la communauté, tout en les menaçant d’exclusion de l’identité acadienne. Ou à d’autres moments, certains vont sous-entendre qu’on n’est pas des « vrais » ou des « bons » acadiens si on ne se comporte pas comme ci ou comme ça (« Quoi, tu n’insistes pas à tout prix, en tous lieux et à tous temps pour te faire servir en français!?! Quoi, ta nouvelle maison n’est pas à Dieppe? », etc.). Ou alors on insinue que telle ou telle musique, faite en tout ou en partie par des Acadiens ou Acadiennes, en français, en anglais ou en d’autres langues, n’est pas « vraiment » acadienne.
Moi, j’ai l’impression que s’il y a quelque chose qui pousse les jeunes à ne pas adhérer au projet acadien, c’est bien ce genre d’attitudes (et non pas les Anglais!). La « libération » des individus acadiens de la domination anglophone est chose faite. Mais peut-on en dire autant quand à leur libération de l’idéologie nationale « bien pensante »? Bref, le portrait s’est complexifié, depuis les années 60. Il est devenu difficile, forcé et peu crédible de simplement parler d’oppression d’une minorité linguistique par une majorité.
Mais a-t-on reconnu ces changements chez les « définisseurs » de l’identité acadienne (médias, associations, etc.)? A-t-on jamais admis que l’on ne nous fait plus violence comme auparavant? A-t-on admis que les revendications au nom de la nation ne sont plus basées sur les mêmes principes que celles d’il y a quarante ans ou cent ans? Qu’elles ne confrontent plus les mêmes enjeux et qu’une certaine justice historique a été faite? Admet-on jamais que la communauté linguistique elle-même se montre parfois étouffante, opprimante envers plusieurs de ceux qui la composent? Reconnaît-on, finalement, que nos célébrations et nos commémorations nationales perpétuelles et notre agitation constante du drapeau sont peut-être même une sorte de violence faite envers nos voisins? Sinon violence, du moins une exclusion?
Non seulement ces question sont-elle peu ou pas posées dans l’Acadie contemporaine, mais elles sont – j’ai la nette impression – quelque peu taboues. Pourtant, elles sont importantes.
D’UNE NATION-CONTRAINTE À UNE NATION-PROJET?
« Nous sommes spéciaux ; plus spéciaux que vous ; nous étions ici les premiers (enfin les deuxièmes); de graves injustices nous ont été faites ; nous crions notre spécificité et notre irréductibilité! » : tel est le sous-texte de nos célébrations sans fin. Ces célébrations, pendant lesquelles tous « les nôtres » sont conviés à « fêter » pour prouver leur fidélité, ne sont-elles pas comme d’énormes prises de présences analogues à celles qu’on ferait avant le départ d’un autobus? On compte les têtes de tous les Acadien.ne.s qui se considèrent encore comme tel pour se rassurer mutuellement, pour s’assurer qu’on n’est pas seuls dans ce monde considéré comme trop grand et trop chaotique.
Ce ralliement constant autour d’origines communes et ces définitions étroites de l’acadianité, bien que pas bien méchants en soi, entraînent des effets pervers et non-désirables.
Premièrement : on bloque sur l’identité. Et comme disais Albert Dugas : « Quand on bloque sur l’identité, on bloque sur tout. » Ce focus constant, cette énergie dépensée sur l’identité est volée à d’autres intérêts, à d’autres besoins, à d’autres projets qu’on pourrait entreprendre, soit collectivement, soit individuellement. Et c’est d’autant plus dommage d’investir autant dans l’identité quand cette identité est de plus en plus vidée de sens, quand les ralliements de fierté nationale sont souvent des événements plutôt commerciaux, vendables aux touristes estivaux, qui ont été vidés de toute substance et de toute profondeur.
Deuxièmement, nos modes actuels d’affirmation nationale – basés sur la généalogie et le sang, sur la « fête », sur une musique pseudo-traditionnelle (en fait du « light trad party mix »), sur une insistance constante sur notre « ténacité historique » et sur une manière de penser plus ou moins obligatoire – ne rendent-ils pas plus difficile l’identification à la communauté francophone pour plusieurs personnes? Que ce soit ces jeunes, ou ces Francophones venus d’ailleurs mais vivant parmi nous ou, encore d’avantage, les Anglophones et les immigrants? Cette tendance à toujours se féliciter n’empêche-t-elle pas l’ouverture des francophones vers l’Autre et l’incorporation d’Autres dans nos communautés? (D’autant plus qu’il me semble que depuis quelques années, le discours que l’on porte sur nous-même, comme communauté, est de plus en plus satisfait et complaisant, pendant que celui porté sur nos voisins – surtout les anglophones – devient presque méprisant.)
Bref, ne serait-il pas grand temps de passer à autre chose? Ne serait-il pas temps que l’Acadie cesse de se contenter d’être communauté et tente de faire société? Car l’individu moderne – et il s’en compte de plus en plus an Acadie – veut vivre en société. Il veut avoir accès et droit à toute la diversité du monde, à tous ses savoirs, à tous ses modes de vie et intérêts. Il ne veut pas être réduit à une identité toute faite, bi-dimensionnelle ou se complaire dans un cocon collectif.
Les masses, en Acadie – et surtout les jeunes – sont déjà en train de passer à autre chose. Et si l’identité acadienne continuait à s’agencer aussi mal avec la complexité et la diversité du monde actuel, il est mon opinion qu’ils choisiront de simplement s’en passer. On se retrouverait alors avec une classe professionnelle francophone (travaillant à Radio-Canada, à l’Université, dans quelques ministères fédéraux, dans certains cercles du secteur privé et dans les écoles) sans base démographique.
Heureusement, ce scénario n’est pas obligatoire. Car il peut y avoir d’autres manières d’arriver à l’épanouissement et à la perpétuation d’une communauté francophone vibrante au Nouvelle-Écosse, des manières moins lourdes et moins contraignantes, plus respectueuses de l’individualité de chacun et chacune.
Cet autre moyen, c’est – tout simplement – de vivre pleinement. On a beaucoup d’acquis, et on a à remercier les générations antérieures pour ça, tant les « boomers » que les « patenteux » que les nationalistes de la première heure. Maintenant il faut se servir de ces acquis, et vivre, vivre tellement fort, tellement libres que d’autres voudront se joindre à nous, que la force d’attraction de l’Acadie lui permette de se perpétuer.
Il faut réaliser qu’on vit dans une société intéressante, et que par conséquent d’autres peuvent vouloir se joindre à nous. Puis leur faire une place. Il faut réaliser que l’assimilation et les migrations peuvent aller dans les deux directions. Il est impossible de faire en sorte qu’AUCUN jeune acadien ne se tourne vers l’anglais ; c’est le droit de chacun de faire sa vie ; tous peuvent suivre leurs coeurs. Mais on PEUT faire ce qu’il faut pour que des jeunes anglophones veuillent participer à la sphère acadienne, puis les y accueillir. Il est impossible, aussi, de faire en sorte qu’AUCUN jeune ne parte vers d’autres lieux (d’ailleurs, est-ce que ce serait une bonne idée?); mais on PEUT laisser de la place, de la vraie place, aux quelques immigrants qui ont suivi leurs coeurs jusqu’ici, et en encourager d’autres à venir aussi.
Moi, je pense qu’il n’y aucune raison pourquoi on ne pourrait pas viser un « double déficit zéro » d’ici 15-20 ans. Avoir autant de transferts linguistiques vers le français que l’inverse ; avoir autant d’immigrants que d’émigrants. Non seulement cela assurerait-il la perpétuation d’une société acadiano-francophone d’ici, mais ça provoquerait aussi un enrichissement substantiel de cette société. Mais pour arriver à ce point, il faut avoir une réelle confiance en nous. Une « fierté » simpliste et aggressante ne fera pas l’affaire.
Cette nouvelle approche, qui, il me semble, correspond plus à l’état d’esprit des jeunes (qui sont très attachés à leur liberté et à leur droit de se développer selon leurs intérêts), n’implique pas qu’on change tout complètement. Elle peut s’accorder assez facilement à plusieurs projets et préoccupations actuels des organisations nationales (projets pour assurer une meilleure diffusion des produits culturels en français, sensibiliser les commerces sur les questions d’affichage, promotion de l’école française, etc.).
À ces projets existants, on pourrait en ajouter d’autres, inspirés de ce nouveau type de confiance qui, je pense, est en train d’émerger chez les jeunes. (Par exemple, l’Université de Moncton fait-elle autant de promotion qu’elle le pourrait vis-à-vis les diplômés en immersion de la région?)
Mais en fin de compte, l’essence de cette nouvelle approche est un changement d’attitude, un travail à faire au niveau des mentalités. Si on est vraiment fiers de qui on est, on ne devrait pas sentir le besoin de le crier sur tous les toits, ou de dire aux gens comment penser. On peut simplement vivre.
Et surtout, il faut se rendre compte que nos actions collectives visant une certaine françisation du milieu ne change pas le fait qu’on n’a pas le droit, collectivement, de juger les parcours et les choix des individus. Pas en 2005. Pas quand ces choix ne sont plus dictés par la peur, l’oppression ou la violence symbolique. Il est temps de se défaire de ce paternalisme. Le temps où il était nécessaire – s’il a jamais existé – est passé. Dans l’environnement plutôt tolérant des années 2000, le travail sur les mentalités, en matière de langue, doit respecter certaines limites éthiques. Quelles sont ces limites? J’avancerais, simplement, que si on a le droit d’utiliser le miel, le vinaigre doit être strictement proscrit. Les « il faut » n’ont plus de place (si jamais ils en ont eu). Même les « il faudrait » devraient être bannis. Car c’est le sentiment de lourdeur, de devoir qui accompagne si souvent les discours sur l’Acadie qui vont, à terme, empêcher un nombre important de gens à s’attacher à elle.
On ne peut pas convaincre les gens à demeurer francophones par coercition. On n’a pas le droit de juger leurs parcours personnels. Poursuivre avec de telles remontrances ne fera que confirmer une impression déjà ressentie par plusieurs : que l’Acadie devient un ghetto, une scène minuscule dont les valeurs sont définies par une clique. Mais on peut être plus invitants, plus accueillants, et inviter d’autres à participer à notre communauté. Le temps de l’Acadie-contrainte doit se terminer. Il est temps pour l’Acadie de tenter de faire société.